Jolie, un jour

Après l’épisode de l’accident, Colette s’était résolue à écouter ses parents. Elle prit un poste de vendeuse dans une célèbre enseigne de prêt-à-porter français, à mi-chemin entre le chic parisien de Charlotte Gainsbourg et l’élégance décontractée d’Inès de la Fressange.

Elle se souvient encore de son retour à Paris, après quelques mois passés dans le Sud. Ce jour-là, l’odeur putride du métro l’avait presque émue. En descendant les marches pour acheter un ticket, un homme l’aborda brutalement, pour lui demander une cigarette.
Elle lui donna tout son paquet. Elle aurait pu l’embrasser.
Paris était là, et elle aussi. Elle retrouvait son troisième poumon. Cette ville, elle ne l’avait dans la peau, elle l’avait méritée.

À douze ans, les sœurs de son père l’avaient emmenée à Paris pour la première fois.
Elle se souvient du trajet dans la Twingo grise, parfaitement aspirée. (En l’écrivant aujourd’hui, elle se dit qu’elle a une vraie histoire avec les Twingos.)
Sa tante n’était pas une grande conductrice. Arrivées au rond-point de l’Arc de Triomphe, elle avait paniqué.
Cinq tours complets.
« À gauche ! Non, à droite ! Mais tourne ! » criait l’autre tante, à côté d’elle.
Colette, elle, riait. Elle aurait pu tourner encore deux fois de plus. La vue sur les Champs-Élysées, l’agitation, les voitures, l’immensité : tout était à couper le souffle.

Elles avaient passé l’après-midi à flâner dans le Marais, puis sur le boulevard Haussmann. En fin de journée, elles étaient montées sur le toit des Galeries Lafayette.
Et là…
Elle s’en souviendrait toute sa vie.
Le ciel. La lumière. Les toits à perte de vue.
Les yeux brillants des autres visiteurs.
Colette était tombée amoureuse.
Pas d’une personne, mais d’un lieu.
Elle voulait faire partie de ce décor, appartenir à cette ville.
Elle voulait, elle aussi, être dans le beau.

Petite, elle avait une meilleure amie.
Une fille populaire, solaire, drôle. Tous les garçons voulaient sortir avec elle. Elle s’habillait en streetwear, avait déjà du style, de l’assurance, de la répartie.
Elles s’étaient connues en primaire. Grandies ensemble. Mais au collège, l’écart s’était creusé.
D’un côté, une adolescente affirmée, à l’aise dans son corps.
De l’autre, Colette.
Toujours habillée en rose, la couleur préférée de sa mère.
Elle ne connaissait ni les jeans, ni les Air Max. Elle portait encore des serre-têtes.

Un jour, dans la cuisine de son amie, alors qu’elles imaginaient leur vie de grandes, cette dernière lui avait lancé :
« Aujourd’hui tu es moche, mais plus tard, tu seras jolie. »

Colette l’avait crue.
Et elle avait attendu.

Au fond, elle pensait que si elle côtoyait une ville belle, des gens beaux, de jolies vitrines, de beaux endroits, alors peut-être qu’elle aussi, un jour, elle deviendrait jolie.

Mais c’est quand, “quand on est grande” ?

Petite, Colette était une enfant sage. Gentille, studieuse, toujours impeccable. Jamais un mot plus haut que l’autre, jamais une vague de peur d’être disputée, ou pire, remarquée.
Elle portait un carré lisse, des chaussures cirées, des chemisiers à volants boutonnés.
Elle n’était pas vraiment moche, mais son sourire attirait l’œil. Les dents de devant, trop grandes, trop visibles, lui valaient des surnoms. Dents de lapin, pour les classiques. Ronald Digno, pour les plus inspirés.

Elle priait pour qu’on lui casse la mâchoire. Pour qu’on lui arrache ces dents. Pour devenir quelqu’un d’autre. Mais puisqu’il fallait vivre avec, elle fit de ce sourire sa signature.
Elle souriait tout le temps.
Et elle avait compris très tôt qu’une femme qui sourit peut désamorcer bien des situations.

Plus tard, dans cette boutique du Marais où elle avait pris ses quartiers, Colette s’amusait à habiller les femmes. À les regarder se transformer devant le miroir. À leur offrir, l’espace d’un instant, ce sentiment rare : se sentir belle.
Elle avait ses habituées. Certaines attendaient son retour de pause pour qu’elle les conseille. Elle adorait ça. Offrir du sourire, redonner de la confiance. C’était sa manière à elle d’exister.

Le poste en lui-même l’ennuyait. Elle ne se passionnait pas pour les objectifs ni les stocks. Mais cela rassurait ses parents. C’était tout ce qui comptait à l’époque.
Alors elle s’était inventé un rôle. Un genre de coach maison pour ses collègues. Elle leur apprenait à mieux vendre, à mieux valoriser les coupes, à comprendre les matières. Certaines avaient adhéré. D’autres s’en fichaient. Elles étaient là pour le salaire. Pas pour le beau.

Mais Colette, elle, aimait le beau.
Le beau la rassurait.
Elle aimait Paris pour sa beauté. Ses façades, ses gens bien habillés, ses expositions, ses monuments, sa lumière, ses nuances.
La beauté faisait partie de son éducation. Sa mère, chaque matin, lui remettait soigneusement le col du chemisier. « Pour que tu sois belle », disait-elle.

Et cette phrase, lancée un jour par sa meilleure amie, s’était gravée en elle comme au fer :
« Aujourd’hui tu es moche, mais un jour tu seras jolie. »

Alors elle s’était accrochée au beau comme à une promesse.
Elle croyait que si elle rêvait assez fort de beauté, alors peut-être, un jour, elle deviendrait jolie. Ou du moins, une jolie personne.
Elle croyait que le beau pouvait la sauver.
Que si les coussins sur le canapé étaient bien alignés, ça suffirait à la maintenir debout.

Dans un monde où les gens beaux réussissent, elle cherchait une porte d’entrée. Une parade.
Elle la trouva dans les vêtements, les intérieurs soignés, les accessoires bien choisis. Elle en était convaincue : un vêtement pouvait tout changer.
Une personne « pas très jolie » pouvait le devenir, juste en portant la bonne pièce.
Parce que le vêtement donne une posture, une allure, une confiance.

Mesdames, vous le savez bien.
Quand vous portez une lingerie qui vous plaît, quand votre robe tombe parfaitement, vous vous tenez autrement.
Vous parlez autrement.
Le monde vous regarde autrement.

Alors non, l’accessoire n’est pas superficiel.
Il est un langage.
Il dit qui vous êtes, ou du moins, qui vous avez envie d’être.

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Ce que la vie renverse