Ce que la vie renverse
Après avoir quitté le bar branchouille où elle travaillait, Colette avait décidé de se lancer en freelance, avec l’envie de se créer ses propres opportunités. Elle avait repris contact avec une habituée du bar qui lui avait proposé, quelques semaines plus tôt, de collaborer sur ses projets. Une semaine plus tard, elle prenait la route du Sud pour une saison en tant que consultante dans un restaurant gastronomique situé au cœur d’un domaine luxueux dans le Lubéron.
On lui avait promis une saison haute en couleurs : des cueillettes de fruits et légumes pour le chef, l’écriture d’une carte de citronnades maison à base d’aromates du jardin, une ambiance chic mais détendue, un bon salaire. En réalité, elle avait découvert sept mois de labeur, un manque cruel de personnel, une ambiance sous tension… et un salaire dérisoire au regard des heures accumulées. Mais Colette travaillait. Dur. Encore et toujours. Celle qui l’avait recrutée partait régulièrement à Ibiza pendant qu’elle gérait seule le quotidien et les problèmes du lieu.
Elle s’épuisait. Elle malmenait son corps. Marcher 25 kilomètres par jour, sous la chaleur écrasante, était devenu son rythme. Un soir, sa colocataire lui avait proposé de sortir boire un verre, dans un endroit plutôt chic à une trentaine de minutes de route. Colette était restée un moment allongée sur son lit, plongée dans un livre de développement personnel — probablement un de ceux qui promettaient de “réussir sa vie”. Elle avait hésité. Puis elle s’était dit : pourquoi pas. Elle aussi avait droit à un moment de répit.
Elle avait enfilé un chemisier léopard, un jean, et elles étaient parties. Sa colocataire conduisait une Twingo bleue. Colette avait ouvert la fenêtre pour faire un peu d’air. Elle regardait dehors, le regard dans le vide, quand elle avait vu le fossé. La voiture avait dérapé, plongé, glissé, s’était retournée puis écrasée de l’autre côté. Tout s’était passé très vite, mais dans sa tête, tout semblait au ralenti.
Elle entendait la tôle se froisser, les vitres éclater… mais elle n’avait pas eu peur. Elle avait su, à ce moment-là, qu’elle ne mourrait pas. Elle avait toujours raconté qu’elle n’était pas seule dans cette voiture. Elle avait senti une présence, quelque chose de plus grand que l’homme, comme une force qui l’avait enveloppée. Ce n’était pas religieux. Juste une sensation. Forte. Indescriptible. Mais réelle.
La voiture s’était arrêtée dans le fossé, perpendiculaire à la route. Sa colocataire était sortie tant bien que mal. Colette s’était laissée glisser hors de la voiture. Elles étaient en vie. Elle n’avait pas versé une seule larme. Les pompiers, étonnés de leur état, les avaient emmenées à l’hôpital. Elle n’avait presque rien. Quelques hématomes, mais aucune douleur. Sa colocataire, bouleversée, lui avait demandé pardon à chaque respiration. Elle lui avait avoué qu’elle répondait à un message quand elles étaient sorties de la route. Colette ne lui en avait pas voulu. Elle était là. Vivante.
Ses parents lui avaient dit que c’était un signe. Qu’il fallait arrêter de forcer les choses, de repousser sans cesse les limites. Qu’il était temps de mener une vie plus calme, plus conventionnelle.
Mais est-ce qu’il y avait vraiment des signes de la vie ? Est-ce qu’une force supérieure pouvait intervenir, dérégler nos plans, faire sauter les fusibles de nos certitudes ?
Avec le temps, Colette avait fini par y croire. Oui, aux signes. À ces petits cailloux qu’on laisse sur notre chemin. À la lumière qui s’allume, si on accepte de ralentir. Elle avait mis longtemps à comprendre, à ouvrir les yeux, à observer. Il lui avait fallu un choc pour s’arrêter. Vraiment.
Elle se souvenait d’un article qu’elle avait lu, à propos de ces personnes qui ne s’arrêtaient jamais. Qui couraient en permanence, sans pause, jusqu’au jour où une maladie ou un accident les forçait à tout arrêter. Et alors, tout changeait.
Pendant quinze ans, Colette avait suffoqué sans le savoir. Sa vie tournait autour du travail. De l’objectif. De la performance. Elle voulait “réussir”. Devenir quelqu’un. Être reconnue. Elle s’était travestie pour être aimée. Acceptée. Elle avait voulu être cette femme remarquable qu’elle avait imaginée. Elle avait gommé ses défauts dans l’espoir, peut-être, d’approcher une perfection fantasmée.
Elle disait toujours oui. Elle prenait des missions pour dix, qu’elle réalisait seule. Elle faisait du chiffre, beaucoup de chiffre, pour gagner de l’argent. Toujours plus d’argent. Elle voulait ressembler à ces femmes idéalisées dans les bars branchés. Celles que la société mettait sur un piédestal. Elle voulait cocher toutes les cases.
Mais elle ne s’était jamais vraiment regardée. Jamais arrêtée. Elle s’adaptait, constamment. Et cette adaptation permanente l’avait éloignée d’elle-même.
Elle s’était un jour posé la question : pourquoi ce besoin de remplir chaque minute ? Pourquoi ce refus du vide, de l’imprévu ? De quoi avait-elle peur, au fond ? Que tout s’arrête si son vendredi soir n’était pas programmé dès le lundi ?
Elle y reviendrait.