Éloge de l’inconfort
Pendant des années, un objet parfaitement inutile (les coussins dans le canapé) avait pourtant trouvé une place essentielle dans le quotidien de Colette. Sa disposition marquait la réussite d’une journée banale, peut-être, mais organisée, maîtrisée. Une petite victoire silencieuse.
Et vous, quel est votre « chat noir » ?
Quelques années plus tard, Colette vivait « en transit » chez un couple d’amis. Lui était maniaque compulsif. Chaque matin, avant de partir, elle déplaçait légèrement les magazines impeccablement alignés posés sur la table basse. Le soir, elle les retrouvait parfaitement remis à leur place. Alignés, comme s’ils n’avaient jamais bougé. Elle retrouvait dans ce geste l’écho de ses propres manies : les coussins toujours bien calés sur le canapé.
Nous avons tous nos petits rituels. Ces tocs minuscules, ces automatismes rassurants. Colette les avait toujours vus comme des balises. Une façon de ne pas se perdre. Après quelques mois à exister dans ce monde qui n’était pas le sien mais qui nourrissait, il faut bien l’avouer, son ego elle quitta le bar-branchouille. Enfin… on la remercia. Un lundi matin, un simple message de son patron tomba : « Ne reviens pas. »
Trois mots, rien de plus. Trois jours plus tard, il la rappela, comme si de rien n’était : « Tu as bien booké les hôtels pour les DJs du week-end ? » Trop tard. La décision était prise. Il était temps de vivre autre chose.
Mais quand sait-on qu’il faut s’arrêter ? Comment reconnaître qu’une situation devient toxique ? Colette repensait à cette interview, récemment entendue : deux invités y parlaient des vertus cachées des situations toxiques. De celles qui nous font mal, mais nous réveillent. Elle avait longtemps cru que l’inconfort était la clé. Que l’on réussissait mieux dans la douleur.
Était-ce vraiment nécessaire de souffrir pour réussir ?
Elle en avait connu, de la souffrance. Physique, mentale, invisible. Un de ses clients lui avait confié son mantra : « Marche ou crève. » Il croyait dur comme fer que si le chemin est trop simple, le succès aura moins de valeur. Faut-il aller jusqu’à l’extrême pour mériter ce que la vie a à offrir ? Colette s’interrogeait. Était-ce le chemin ou le résultat qui comptait ?
Les deux, sûrement. Mais quand on échoue, on n’apprend pas tout de suite. On se juge. On se blâme. En France, l’échec abîme. Il colle. Aux États-Unis, on échoue, on recommence. En France, on échoue, on s’efface. Elle avait longtemps vu certains épisodes comme des échecs. Ce n’était plus le cas aujourd’hui.
Il y a quelques années, Colette travaillait pour un grand groupe d’hospitalité à Paris. Une opportunité inespérée, offerte par un client qui l’avait imposée sur un poste événementiel. Elle croyait enfin accéder au « grand monde ». Après plusieurs missions, elle rêvait d’intégrer le service projets. Celui qui la fascinait.
Il était dirigé par un homme brillant. Un petit homme, élégant, exigeant, respecté. Un visionnaire. Il imaginait les concepts des restaurants les plus prisés de Paris. Il gérait tout, des couverts au porte-savon. Colette voulait travailler avec lui. Elle le voyait comme une figure. Une étoile. Alors, elle se donna à fond.
Elle accepta la gestion d’un chantier à Montmartre. Un lieu hybride. Tout était à construire. Elle s’y investit entièrement : concept, déco, budget, recrutement, presse… Elle apprit l’électricité, sourçait les matériaux, présenta des dossiers. Et elle réussit. Seule. Les retombées furent bonnes. Elle était fière.
Le directeur la convoqua. Le moment tant attendu. Elle prépara sa tenue avec soin une robe à fleurs, des chaussures tressées, les cheveux bien coiffés. Il fallait être « dans le décor ». Elle se souvient encore de ses mains moites, de son cœur battant trop fort. L’entretien eut lieu dans un petit bureau. Il la félicita, puis la questionna comme dans un entretien d’embauche… étrange.
— « Es-tu es branchée ? »
La question la figea. Humiliante. Vague. Incongrue. Elle, qu’on arrêtait dans la rue pour son style. Elle, toujours complimentée sur son allure. Elle ne sut quoi répondre. Elle comprit, alors, qu’elle ne ferait jamais partie de ce cercle-là. Elle n’était pas « assez ». L’entretien s’acheva sur un : « On se rappelle après l’été. »
L’été passa. Le téléphone ne sonna jamais.
Colette s’effondra. Elle avait tout donné. Elle pensait avoir mérité sa place. L’absence de réponse fut un vide. Son échec, à ses yeux, était public. Intolérable. Elle suffoquait. Quelques semaines plus tard, elle quitta l’entreprise.
Avec un goût amer.