Le rêve parisien
Alors, votre pause dej, vous l’avez partagée avec qui ?
Colette aime se poser ce genre de questions.
C’est une acharnée de travail. Elle aime bosser, elle aime son job, son gagne-pain, son business.
À l’époque, elle avait choisi de se lancer dans des études d’événementiel. Elle rêvait d’une vie parisienne à 100 à l’heure, de paillettes, de soirées un peu trop arrosées, de rencontres imprévues, de lieux confidentiels à découvrir et de ce fameux “grand monde”, comme elle l’appelait.
À 23 ans, c’était le moment de se jeter à l’eau.
“Paris, I’m coming !” criait-elle, valise à la main.
Elle entend encore sa mère lui glisser : « Colette, fais attention. »
Mais à l’époque, le “fais attention” était pour elle un concept un peu flou.
Elle croquait la vie à pleines dents, saisissait les opportunités, enchaînait les petits boulots, travaillait 90 heures par semaine. Son objectif était clair : intégrer le cercle du “grand monde” et réaliser son rêve.
Organiser des événements grandioses.
Des événements prestigieux.
Pour des personnalités, des marques dans l’air du temps.
Elle voulait devenir la Katy Guetta du B2B.
Elle avait pris une coloc dans le 17e, un quartier calme, résidentiel.
Les yeux de la jeune provinciale pétillaient. Elle bossait chez Comptoir des Cotonniers — le temps de trouver mieux, se justifiait-elle.En quelques jours, elle avait aussi dégotté un job du soir dans un resto branché du côté de République.
Là-bas, elle côtoyait les gens de la nuit parisienne.
Elle, la petite Bretonne fraîchement débarquée, avait réussi à se faire une place dans ce cercle fermé.Son boss était dans l’événementiel, un organisateur de grosses soirées parisiennes où affluaient les bobos, les DJ, les gens "qui comptent".
Le soir, son quotidien, c’était de servir des célébrités. Les Daft Punk, Laurent Garnier… mais aussi des stars de la nuit, anonymes du jour.Elle faisait doucement sa place, malgré le grand écart entre sa vie bretonne et sa nouvelle vie parisienne. C’est vrai qu’en province, on vous propose rarement une ligne de C à 16 h, en guise de goûter. Les gens qu’elle croisait étaient beaux. Très beaux.
Avec des personnalités affirmées.Les femmes ? Longilignes, sourires ultra bright tout droit sortis d’une pub Colgate, habillées dans des styles indéfinissables — mais qui leur allaient à merveille. Mannequins, danseuses du Crazy, artistes, architectes, event managers…
Elle les enviait. Pour leur style, leur prestance, leur assurance. Les hommes les regardaient avec désir.À côté d’elles, elle se sentait Laura Ingalls.
Alors elle avait décidé de refaire sa garde-robe, d’oser des tenues plus pointues, de tenter tant bien que mal d’imiter ces créatures en vogue.
Elle se souvient encore de ce body blanc transparent qu’elle avait acheté pour une soirée des Ambassadeurs, dont le thème était… l’espace. Elle y avait ajouté un soutien-gorge en papier aluminium pour masquer la transparence. Une trouvaille de dernière minute, un clin d’œil créatif. Ce soir-là, elle s’était sentie fière. Fière d’appartenir, enfin, à ce groupe très fermé. Elle avait l’impression d’avoir une valeur aux yeux de cette ville.
Pour les gens comme elle, venus de province, Paris peut être une aventure extraordinaire ou un enfer.
Elle disait souvent :
« Paris doit te laisser une place. Paris doit t’accepter. »
On parle du rêve américain, mais on pourrait tout aussi bien parler du rêve parisien.
Cette ville, elle t’aime… ou elle te bouffe.
La vie parisienne n’a rien à voir avec celle d’ailleurs. Les gens sont là pour gagner. Pour réussir. Pour faire de l’argent, beaucoup d’argent. On vient rarement à Paris pour y poser ses valises à vie. Alors c’est marche ou crève. Le rythme est fou. Les contraintes, permanentes. La vie, chère. Les exigences, décuplées.
Mais à l’inverse, quand cette ville t’accepte… c’est grisant.
Presque euphorique.
Et par “accepter”, elle voulait dire :
Vivre dans un appartement de plus de 25m²
Ne pas faire une heure de RER pour aller bosser
Pouvoir s’offrir une sortie ou deux dans le mois et un panier de pommes bio sans passer dans le rouge à la fin.
À l’époque du restaurant branché, elle gagnait correctement sa vie.
Elle avait quitté sa coloc du 17e pour emménager dans un bel appartement du 11e, à deux pas de la rue de Charonne. Un vrai cocon. Elle y avait imaginé une décoration dans les tons bleu profond. Pour la première fois, elle avait contracté un prêt — à un taux exorbitant — uniquement pour assouvir ses envies de décoration. Pas question de filer chez Ikea pour acheter une étagère Billy.
Elle voulait que son chez-elle lui ressemble. Que chaque objet, chaque matière, chaque lumière dise quelque chose d’elle.
C’était chic, un brin bohème.
Aujourd’hui, on dirait "instagrammable". Elle se souvient avoir lu une phrase d’Alberto Eiguer, psychiatre et auteur du livre Votre maison vous révèle :
« La maison est un reflet de notre âme, et à ce titre, nos difficultés, nos troubles non résolus, nos secrets de famille sont projetés sur l’habitat réel. »
Chez elle, les coussins étaient toujours soigneusement disposés sur le canapé. Les couleurs se répondaient, rien ne tranchait, rien ne dépassait. Mais que racontaient ces coussins alignés avec tant de rigueur ?
Le goût du beau ? Ou bien le besoin de contrôle, cette volonté de tenir sa vie en place jusque dans ce petit bout de tissu à rayures bleues ?